Les très riches heures de Riopelle
Éditions d'art Le Sabord, Guy Sioui Durand - Musée le chafaud
Comment un dessin renferme-t-il le temps et ouvre-t-il l'espace ?
« Mon père aimait beaucoup dessiner forcément. Depuis mes tout premiers cahiers de classe, souvent la pomme qui était dessinée était un peu guidée par le trait que mon père faisait. Et en général j'ai eu d'assez bonnes notes en dessin. » - Entretien avec Fernand Séguin, Le sel de la semaine, 28 octobre 1968.
« Bien que le geste, le trait et le dessin qui font naître l'espace visuel de l'art, captent des moments uniques, dessiner c'est regarder. Comme le dit si bien John Berger, certains dessins deviennent des lieux de départ : vers des souvenirs ou des ailleurs. D'autres fois, c'est l'inverse. Les dessins marquent le lieu d'une arrivée. Les formes, dessinées, semblent alors habitées même par des moments de vie. Tout est dans la manière dont ils sont dessinés et vus. » - John Berger, « Il y a une minute du monde qui passe », dans L'air des choses, Paris, Maspero, 1979, p.5-10.
Car, loin d’avoir été confinés au statisme par les images animées du cinéma, de la télévision et des ordinateurs, les dessins en art contiennent l’expérience du regard. Tout dessin nous force à nous arrêter et à entrer dans un nouvel espace/temps. Plus que la peinture ou la photographie et par extension les nouvelles images numériques, il donne même à voir in situ son processus de création.
D’emblée, l’intimité du Musée d’art Le Chafaud de Percé sied bien à cette petite exposition de dessins, aquarelles et fusains inédits, extirpés pour l’occasion de la collection de Jean-Paul Riopelle. La trentaine d’œuvres alignent des variations stylistiques assez étonnantes de figures de coqs et de quelques pommiers. En cela, elle incite à une analyse du dessein des dessins par l’artiste lui-même. Une géographie artistique s’y tisserait en un réseau d’art dont l’artiste, face au fameux « navire rocher », serait encore et toujours la figure de proue, le « coq ». Qui plus est, témoins de « très riches heures » marquées au coin de périodes d’accalmie heureuse d’une existence intense, ces petites œuvres sourdent d’une sauvagerie authentique et universelle. Du moins aux yeux d’un Huron-Wendat, nomade sur les sentiers de l’art.
Bien que les dessins de pommiers soient en minorité dans l’exposition, au nombre de cinq, ce sont pourtant eux qui nous introduisent au sens structurant des œuvres dans l’espace (la piction comme l’a nommé Roland Barthes) mais aussi dans celui des rapports humains (les territoires). Comme je vais tenter de le montrer, l’exposition Les très riches heures esquisse en soi une trajectoire que j’appellerais une « géographie » des amitiés, des solidarités et des affinités vécues. C’est peut-être la dimension essentielle dans toute aventure de l’art.
Le lieu même de l’exposition, Percé en Gaspésie, superpose une seconde piste à la première. Indiquer un tel lieu, c’est aussi le nouer aux autres régions et villes. Dès lors, des voyages, des rencontres, des expositions et des œuvres qualifient ces sites les uns par rapport aux autres. Enfin l’universalité symbolique du bestiaire et de l’arbre, en art, définit le troisième sentier signifiant qui émane de l’exposition. Une sensibilité certaine des Amériques, indépendamment des longs séjours européens de l’artiste, enracine Jean-Paul Riopelle dans les bois du Nord-Est et jusque dans les toundras du Nunavik.